CHAPITRE 32

Paris

 

L’est du XXe arrondissement. Le quartier le plus mal famé, le plus louche de Paris, s’étageant sur une butte tout près de l’autoroute qui délimite la ville, le périphérique*. Au XVIIIe siècle, sur ce périmètre se dressait un village de vignerons appelé Charonne. Au fil des ans, les vignes laissèrent place à de petites maisons et les maisons, à leur tour, disparurent presque toutes au profit d’immeubles en béton d’une laideur consommée. Les quelques noms de rues qui subsistent encore, tels que la rue des Vignoles, semblent ridiculement déplacés dans cet environnement urbain tyrannisé.

Le voyage vers Paris avait été éprouvant pour les nerfs ; le moindre coup d’œil fortuit semblait revêtir une signification ; sur le visage impassible des douaniers, elle déchiffrait de sombres arrière-pensées. Mais Anna avait assez d’expérience pour savoir que les états d’alerte internationaux se voyaient souvent entravés par les lenteurs bureaucratiques. Les fonctionnaires de la police des frontières, quel que soit le pays, faisaient rarement preuve d’un zèle excessif dans l’application des consignes de sécurité. Ils passèrent au travers et cela ne la surprit guère. Elle savait aussi que, la prochaine fois, il vaudrait mieux ne pas trop tenter le diable.

Ce n’est qu’en s’installant dans le demi-anonymat du RER bondé au départ de l’aéroport Charles-de-Gaulle qu’ils commencèrent à se détendre. Ensuite, Anna et Ben prirent le métro, s’arrêtèrent à la station Gambetta, longèrent la grande Mairie et descendirent la rue Vitruve en direction de la rue des Orteaux, puis tournèrent à droite. Face à eux, de l’autre côté de la rue des Vignoles, débutaient plusieurs rues étroites qui suivaient précisément le tracé des vignobles qu’elles avaient supplantés.

Charonne, juste au sud de Belleville, faisait partie des quartiers les moins typiquement parisiens de la capitale, plus volontiers peuplé d’Africains, d’Espagnols ou d’Antillais que de Français. Les bourgeois l’avaient déserté bien avant les récentes vagues d’immigration. Classes défavorisées et délinquants de tous poils semblaient s’être assemblés dans cet endroit où jadis, les insurgés de la Commune de Paris, encouragés par la débâcle du Second Empire, avaient trouvé soutien auprès du peuple. Le quartier des mal-aimés, des laissés-pour-compte. La seule fierté du XXe arrondissement était le cimetière du Père-Lachaise, un jardin funéraire de quarante-deux hectares ; dès le xixe siècle, des Parisiens qui n’auraient jamais daigné visiter cet arrondissement, et encore moins y vivre, avaient consenti à lui confier leur dépouille mortelle.

Vêtus comme des touristes américains moyens, Anna et Ben marchaient le long des rues en s’imprégnant de l’ambiance : l’arôme des baraques de falafels, le martèlement sourd des rythmes nord-africains se déversant par les fenêtres ouvertes, les vendeurs de rue colportant des chaussettes et des exemplaires de Paris Match cornés. Les passants étaient de toutes les couleurs et parlaient avec une infinité d’accents. Il y avait les jeunes artistes arborant des piercings alambiqués et se prenant sans doute pour les dignes successeurs de Marcel Duchamp ; il y avait les émigrés venus du Maghreb gagner l’argent nécessaire à l’entretien de leur famille restée en Tunisie ou en Algérie. De-ci, de-là, au sortir d’une allée, on reniflait les fortes senteurs résineuses du cannabis et du haschish.

« Difficile d’imaginer qu’un chevalier d’industrie ait choisi ce genre de quartier pour y passer ses vieux jours, fit remarquer Anna. Eh quoi, on ne trouve plus de villas les pieds dans l’eau, sur la Côte d’Azur ?

– En fait, l’endroit est presque parfait, dit Ben, méditatif. Pour qui veut disparaître, il n’y a pas mieux. Personne ne remarque personne, personne ne connaît personne. Si pour une raison ou une autre, on préfère vivre en ville, ce lieu est le plus hétérogène qu’on puisse trouver, bourré d’étrangers, de nouveaux immigrants, d’artistes, d’excentriques de tout acabit. » Contrairement à Anna, Ben connaissait Paris et cette familiarité lui procurait l’assurance dont il avait besoin.

Anna hocha la tête.

« Des cachettes à foison.

– En plus, on bénéficie de tous les moyens de circulation possibles, un labyrinthe de rues, un train qui vous permet de quitter rapidement la ville, et le périphérique. Un dispositif parfait comportant de multiples échappatoires. »

Anna sourit.

« Vous apprenez vite. Vous êtes sûr de ne pas vouloir postuler un emploi d’enquêteur auprès du gouvernement ? Nous pouvons vous offrir un salaire de quarante-cinq mille dollars et une place de parking.

– Tentant », répliqua Ben.

Ils passèrent devant La Flèche d’Or, un restaurant au toit de tuiles rouges, perché tout en haut d’une ruelle lugubre. Puis Ben la conduisit jusqu’à un petit café marocain dont l’air humide était saturé de divers fumets orientaux.

« Je ne réponds pas de la nourriture, dit-il. Mais la vue vaut le détour. »

À travers la vitre, ils apercevaient le triangle de pierre du 1554, rue des Vignoles. Haut de six étages, le bâtiment formait un bloc indépendant cerné de ruelles étroites sur trois côtés. Sa façade, couverte de taches noires, résidus des gaz d’échappement, était mouchetée par les déjections acides des oiseaux. En plissant les yeux, Anna discernait les vestiges plus ou moins bien conservés de plusieurs gargouilles décoratives ; à cause de l’érosion qui entamait la pierre, elles avaient l’air d’avoir fondu sous le soleil. Les saillies de marbre, le revêtement ornemental et les parapets semblaient issus de la folie visionnaire d’un architecte. Un bond dans le passé, vers une époque où certains rêvaient encore de faire de cet arrondissement un repère du bon goût. L’immeuble, fort banal, respirait la douce décrépitude qu’engendrent la négligence et l’indifférence.

« D’après Peyaud, on l’appelle "L’Ermite". Il occupe la totalité du dernier étage. On l’entend remuer de temps à autre, ce qui permet de savoir qu’il est chez lui. Le bruit et les produits qu’il se fait livrer – épicerie et autres. Mais les livreurs eux-mêmes ne l’ont jamais vu. Ils jettent les courses dans le monte-charge et récupèrent leur argent quand le monte-charge redescend. Les rares personnes qui lui prêtent attention le considèrent comme un excentrique pur et dur. Et comme ce quartier est peuplé d’excentriques… » Il attaqua voracement son tagine d’agneau.

« Il vit donc reclus.

Totalement reclus. Il ne se contente pas d’éviter les livreurs – personne ne l’a jamais vu. Peyaud a discuté avec la femme qui vit au rez-de-chaussée. Elle et tous les autres occupants de l’immeuble ont fini par conclure qu’ils avaient affaire à un vieux rentier paranoïaque doublé d’un timide maladif. Un beau sujet d’étude sur l’agoraphobie. Ils ignorent tous que le bâtiment lui appartient.

– Et vous comptez rendre une petite visite impromptue à cet individu déséquilibré, probablement paranoïaque, probablement dangereux et certainement dérangé ? Vous croyez peut-être qu’il va nous servir un décaféiné en répondant avec amabilité à nos questions ?

– – Non, je ne prétends pas cela du tout. » Ben lui adressa un sourire rassurant. « Ce ne sera peut-être pas du décaféiné.

– Vous avez une confiance illimitée en votre charme, je vous l’accorde. » Anna regarda son couscous végétarien d’un air dubitatif. « Il parle anglais ?

– Couramment. Comme la plupart des hommes d’affaires français, ce qui permet de les différencier des intellectuels français. » Il s’essuya la bouche avec une fine serviette en papier. « Je nous ai conduits jusqu’ici. Voilà ma contribution. Mais c’est vous la professionnelle ; à vous de jouer maintenant. Que dit le manuel ? Que doit-on faire dans semblable situation – quel est le modus operandi ?

Laissez-moi réfléchir. Le MO pour une visite amicale à un psychotique que tout le monde croit mort et qui, d’après vous, détient certains secrets sur une dangereuse organisation mondiale ? Je ne suis pas vraiment sûre que le manuel ait prévu ce cas de figure, Ben. »

Le tagine d’agneau qu’il venait d’engloutir commençait à lui peser sur l’estomac.

Quand ils se levèrent, elle lui prit la main.

« Regardez et prenez-en de la graine. »

Thérèse Broussard jeta un œil morne par la fenêtre, vers les piétons qui circulaient rue des Vignoles, six étages plus bas. Elle regardait les passants comme elle aurait regardé le feu dans la cheminée, mais sa cheminée était bouchée par du béton depuis des années. Elle regardait les passants comme elle aurait regardé son petit téléviseur, mais son téléviseur était détraqué depuis le mois dernier. Elle regardait pour se soulager les nerfs et distraire son ennui ; elle regardait parce qu’elle n’avait rien de mieux à faire. En plus, elle venait de passer dix minutes à repasser ses amples sous-vêtements déformés et elle avait besoin de souffler un peu.

Thérèse était une femme de soixante-quatorze ans, corpulente, affligée d’un teint cireux, d’un visage porcin et de cheveux raides et ternes, teints en noir. Elle se prétendait couturière mais n’avait confectionné aucun vêtement depuis dix ans. D’ailleurs, la couture n’avait jamais été son fort. Elle avait grandi à Belleville, quitté l’école à l’âge de quatorze ans et, à cause de son physique ingrat, avait vite renoncé à séduire le genre d’hommes capables de l’entretenir. En bref, elle avait dû apprendre un métier. Une amie de sa grand-mère, couturière de son état, avait accepté de prendre la jeune fille en apprentissage. Les mains de la vieille dame étaient déformées par l’arthrite et sa vue avait baissé ; Thérèse pouvait lui être utile, mais la vieille – Tati Jeanne, comme on enjoignit Thérèse de l’appeler – se défaisait toujours d’un air réticent des quelques pièces qu’elle versait chaque semaine à son apprentie. La clientèle déjà réduite de Tati Jeanne diminuait et avec elle ses revenus ; il était pénible d’avoir à partager de si petites sommes avec quelqu’un d’autre.

Un jour de 1945, comme elle descendait vers la Porte de la Chapelle, une bombe explosa près de Thérèse. Elle s’en sortit indemne mais la déflagration se mit à hanter ses rêves et lui ôta le sommeil. Son état ne fit qu’empirer avec le temps. Elle sursautait au moindre bruit et mangeait avec avidité tout ce qui lui tombait sous la main. À la mort de Tati Jeanne, Thérèse récupéra sa maigre clientèle, mais ce qu’elle gagnait suffisait à peine pour subsister.

Elle était seule, comme elle l’avait toujours craint, mais elle savait qu’il existait des choses bien pires que la solitude : elle en voulait d’autant plus à Laurent. Peu après son soixante-cinquième anniversaire, elle avait rencontré Laurent rue Ramponeau, devant les Sœurs de Nazareth où elle venait chercher son colis de nourriture hebdomadaire. Laurent, lui aussi originaire de

Ménilmontant, avait dix ans de plus qu’elle et faisait plus que son âge. Bossu, chauve, il portait une veste de cuir aux manches trop longues. Il promenait un petit chien, un terrier. Elle lui demanda comment s’appelait l’animal et de fil en aiguille ils se mirent à discuter. Il lui expliqua qu’il nourrissait son chien, Poupée, avant de se mettre à table lui-même et lui réservait les meilleurs morceaux. Elle lui parla de ses crises de panique et lui confia qu’un responsable des services sociaux l’avait inscrite aux Assedic. Le fonctionnaire avait fait en sorte que l’État lui verse cinq cents francs par semaine. Dès que Laurent sut qu’elle touchait une pension, son intérêt pour elle s’accrut. Un mois plus tard, ils se mariaient. Il emménagea dans l’appartement de son épouse, près de Charonne ; pour un œil impartial, il aurait pu sembler petit, chiche et minable, mais il était quand même bien plus agréable que le sien, duquel il était sur le point de se faire expulser. Peu après leur mariage, Laurent insista pour qu’elle reprenne son ancien métier : ils avaient besoin d’argent, les colis de nourriture des Sœurs leur faisaient à peine la moitié de la semaine, les chèques des Assedic étaient insuffisants. Elle racontait bien à tout le monde qu’elle était couturière, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi ne cousait-elle pas ? Elle résista mollement au début, en lui montrant ses doigts gourds et boudinés. Elle avait perdu toute dextérité. Il lui fit des remontrances, beaucoup moins molles que les réticences de Thérèse. Cette dernière répliqua non sans véhémence, en lui faisant remarquer qu’il avait le chic pour se faire virer même des boulots les moins prestigieux, et qu’elle ne l’aurait jamais épousé si elle avait su quel ivrogne il était. Sept mois plus tard, dans le feu de l’une de leurs disputes de plus en plus fréquentes, Laurent tomba dans les pommes. Ses derniers mots furent « T’es grasse comme une truie ». Thérèse attendit quelques minutes que sa colère s’apaise avant d’appeler une ambulance. Plus tard, elle apprit que son mari avait succombé à une hémorragie cérébrale – due à une rupture d’anévrisme. Un médecin à l’expression tourmentée lui expliqua que les vaisseaux sanguins étaient comme des tubes internes et que la paroi endommagée d’un vaisseau pouvait se rompre à tout moment. Elle aurait préféré que les derniers mots de Laurent à son endroit eussent été plus aimables.

À ses quelques amis, elle parlait de son mari comme d’un saint, mais personne n’était dupe. À certains égards, cette expérience lui avait beaucoup appris. Elle avait toujours cru que le mariage comblerait son existence. Son expérience avec Laurent lui avait enseigné que tous les hommes étaient fondamentalement perfides. Derrière ses rideaux, elle regardait les silhouettes des gens qui passaient au coin de la rue, près de son immeuble bétonné, et elle imaginait leurs travers. Celui-ci se droguait. Cet autre était un voleur. Celui-là battait sa petite amie.

On frappa à sa porte, des coups sonores et pressants qui la tirèrent de sa rêverie.

« Je suis des Assedic, laissez-moi entrer, s’il vous plaît !

Pourquoi vous n’avez pas sonné ? hurla Madame Broussard.

– Mais j’ai sonné. Plusieurs fois. La sonnette est cassée. Tout comme la porte du bas. Ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant.

– Que faites-vous ici ? Mon statut n’a pas changé, protesta-t-elle. Ma pension…

– Est en train d’être révisée, dit l’homme sur un ton officiel. Je pense que nous pourrons arranger cela. Il faut juste vérifier quelques trucs. Autrement, vous ne toucherez plus rien. Je ne vous le souhaite pas. »

Thérèse s’avança jusqu’à la porte en traînant les pieds et regarda par le judas. L’homme arborait cette attitude arrogante qu’elle associait à tous les fonctionnaires de l’État français – des petits employés qui se prenaient pour les serviteurs de la société, des hommes qui se transformaient en despotes dès qu’on leur donnait le moindre pouvoir. En revanche, quelque chose dans sa voix, son accent, lui parut moins familier. Il était peut-être d’origine belge. Thérèse n’aimait pas les Belges.

Elle plissa les yeux. L’homme des services sociaux était vêtu d’un fin veston de lainage et d’une cravate bon marché, tenue conforme à ce genre de boulot, d’après elle ; il avait des cheveux épais, poivre et sel, et ne possédait aucun signe distinctif hormis son visage lisse et sans rides ; si elle n’avait pas été si tendue, sa peau aurait pu ressembler à celle d’un bébé.

Thérèse tourna les deux verrous et décrocha la chaîne avant de défaire le dernier loquet et d’ouvrir la porte.

Sans quitter des yeux le 1554 rue des Vignoles, Ben suivit Anna qui sortait du café. Il aurait aimé percer le mystère de ce bâtiment, l’image même de la déliquescence – trop miteux pour attirer l’admiration de quiconque et pas assez pour qu’on y prête attention. Mais en l’observant – un exercice, se dit Ben, auquel personne n’avait dû s’essayer depuis de nombreuses années – on devinait son élégance passée. On la devinait à ses fenêtres en oriel, surmontées de linteaux de calcaire sculptés, à présent ébréchés et fracturés par endroits. On la devinait à ses pierres angulaires, disposées de manière à dessiner un appareillage faisant alterner les blocs, grands et petits ; à son toit mansardé, bordé d’un parapet effrité. On la devinait aux étroits rebords ayant jadis servi de balcons, avant qu’on enlève les rambardes de fer forgé qui avaient dû subir les attaques de la rouille et de l’érosion et devenir dangereuses à l’excès pour tout un chacun. Un siècle auparavant, on avait construit cet immeuble dans les règles de l’art et les décennies de négligence qui avaient suivi n’étaient pas parvenues à effacer totalement son ancien raffinement.

Les instructions d’Anna étaient claires. Ils traverseraient la rue en se mêlant à un groupe de passants auxquels ils emboîteraient le pas. On ne les distinguerait pas des gens qui se dirigeaient vers la boutique voisine vendant de l’alcool bon marché et des cigarettes, ou l’échoppe de shawarmas où tournait une grosse pièce de viande ovale et graisseuse, si proche du trottoir que les passants auraient pu la toucher rien qu’en tendant la main ; elle devait faire le bonheur des mouches des environs. Vus des fenêtres, ils auraient l’air de piétons comme les autres ; jusqu’au moment où ils s’arrêteraient devant la porte.

« On sonne ? demanda Ben quand ils atteignirent l’entrée principale de l’immeuble.

– Si on sonne, fini l’effet de surprise, non ? Je pensais que la surprise faisait partie du plan. » Jetant un rapide coup d’œil autour d’elle, Anna introduisit dans la serrure une tige d’acier qu’elle fit jouer quelques instants.

Rien.

Ben sentit la panique monter en lui. Jusqu’à présent, ils avaient eu la prudence de se mêler aux allées et venues des promeneurs. Mais maintenant qu’ils étaient immobiles, ils devenaient voyants. Leur attitude étrange risquait de sauter aux yeux de n’importe quel observateur. On voyait bien qu’ils n’étaient pas du coin.

« Anna », murmura-t-il d’une voix pressante mais calme.

Elle était penchée sur son travail, le front couvert de sueur.

« Sortez votre portefeuille et comptez vos billets, chuchota-t-elle. Prenez votre téléphone et consultez vos messages. Faites quelque chose. Posément. Lentement. Mollement. »

Le léger frottement du métal continuait pendant qu’elle parlait.

Finalement, on entendit jouer la serrure. Anna tourna le loquet et ouvrit la porte.

« Ces serrures ont parfois besoin qu’on les cajole un peu. En tout cas, on a vu mieux comme verrou de sûreté.

– Caché mais à la vue de tous, c’est ça l’idée, je crois.

– Caché, de toute façon. Ne disiez-vous pas que personne ne l’avait jamais vu ?

– C’est vrai.

– Peut-être était-il sain d’esprit au début. Il a pu devenir fou à la longue. Avez-vous pris le temps de réfléchir à cela ? Certaines personnes perdent la raison à force d’être coupées du monde. » Anna ouvrit la marche et se posta devant l’ascenseur déglingué. Quand elle appuya sur le bouton d’appel, ils perçurent le cliquetis d’une chaîne. Il semblait plus prudent d’emprunter l’escalier. Ils escaladèrent les sept étages en prenant soin de faire le moins de bruit possible.

Au dernier, ils trouvèrent un long couloir recouvert de carreaux de faïence d’un blanc crasseux.

Il n’y avait qu’une seule porte et, curieusement, elle était déjà en train de s’ouvrir.

« Monsieur Chabot ! » cria Anna.

Elle n’obtint aucune réponse.

« Monsieur Chardin ! » répéta-t-elle, en échangeant un regard avec Ben.

Ils virent quelque chose bouger à l’intérieur, dans l’obscurité.

« Georges Chardin ! reprit Anna d’une voix forte. Nous vous apportons des informations qui pourraient bien vous intéresser. »

Quelques instants s’écoulèrent dans le silence – puis une détonation assourdissante retentit.

Que s’était-il passé ?

Il leur suffit de jeter un œil sur le mur en face de la porte ouverte pour comprendre : il était criblé de plombs.

L’homme se trouvant à l’intérieur de l’appartement était en train de leur tirer dessus.

« Je ne sais pas ce qui vous prend tout d’un coup, dit Thérèse Broussard, le feu aux joues. Rien n’a changé dans mon statut depuis la mort de mon mari. Rien, vous dis-je. »

L’homme portait une grosse valise noire. Il lui passa devant et s’avança d’un bon pas vers la fenêtre sans faire attention à elle. Étrange individu.

« Jolie vue, dit l’homme.

– Il n’y a jamais de soleil dans cet appartement, répliqua Thérèse sur un ton irrité. Il fait sombre presque toute la journée. On pourrait développer une pellicule ici.

– Pour certaines activités, ce peut-être un avantage. »

Quelque chose la dérangeait chez ce type. Son accent devenait plus prononcé. Son intonation perdait de sa fermeté, il ne parlait plus comme un fonctionnaire mais comme n’importe qui. Ce qui lui donnait l’air moins français, en quelque sorte.

Thérèse s’éloigna un peu de lui. Son pouls s’accéléra. Elle se souvenait qu’un violeur avait agressé des femmes près de la Place de la Réunion. Certaines de ces victimes étaient des personnes âgées. L’homme était certainement un imposteur, elle en avait la nette intuition. Sa façon de se déplacer, la puissance et la fluidité reptiliennes de ses mouvements confirmaient les soupçons qui l’envahissaient. Elle se trouvait bien devant le violeur de la Réunion. Mon Dieu ! Elle avait entendu dire que l’homme s’arrangeait pour gagner la confiance de ses victimes – au point qu’elles le laissaient entrer chez elles !

Toute sa vie, on lui avait répété qu’elle souffrait d’une maladie nerveuse. Elle n’en croyait rien : elle voyait des choses, sentait des choses que les autres gens ignoraient. Mais aujourd’hui son instinct lui avait fait défaut. Comment avait-elle pu se montrer si stupide ! Elle regarda autour d’elle, affolée, en quête d’un objet qui lui permît de se défendre et s’empara d’un lourd pot de terre contenant un caoutchouc quelque peu flétri.

« Je veux que vous sortiez d’ici tout de suite ! dit-elle d’une voix tremblante.

– Madame, votre volonté m’est totalement indifférente », répondit tranquillement l’homme au visage lisse. Il posa sur elle un regard calme et menaçant, comme un prédateur contemplant sa proie, persuadé qu’il n’en fera qu’une bouchée.

Elle vit l’éclair argenté produit par la longue lame courbe qu’il dégaina. Rassemblant toutes ses forces, elle balança le pot. Mais l’objet était trop lourd : il décrivit un arc et retomba vite, heurtant l’homme aux jambes sans le blesser. Il recula de quelques pas. Seigneur Dieu ! Que lui restait-il pour se défendre ? Sa petite télé en panne ! Elle la souleva du meuble où elle était posée, la hissa péniblement au-dessus de sa tête et la jeta comme si elle visait le plafond. L’homme sourit, fit un pas de côté pour éviter le projectile rudimentaire. Le poste cogna contre le mur avec un bruit sourd et s’écrasa par terre. La coque de plastique et le tube cathodique éclatèrent.

Mon Dieu, non ! Il lui fallait autre chose. Oui – le fer posé sur la table à repasser ! L’avait-elle même éteint ?

Thérèse se précipita sur le fer, mais au moment même où elle l’attrapait, l’intrus comprit son intention.

« Restez où vous êtes, espèce de vieille vache répugnante, cria l’homme avec une grimace de dégoût. Putain de merde ! » D’un geste vif, il saisit un couteau plus petit qu’il lança à travers la pièce. L’acier taillé en biseau se terminait sur un fil acéré comme un rasoir, courant tout le long de la lame en forme de flèche ; la poignée creusée constituait un contrepoids aérodynamique.

Thérèse ne vit rien arriver, mais sentit le choc au moment où la lame s’enfonça dans son sein droit. D’abord, pensant avoir été heurtée par quelque chose, elle s’écarta d’un bond. Puis elle baissa les yeux et vit la poignée d’acier dépasser de son chemisier. Bizarrement, ça ne faisait pas mal, pensa-t-elle ; c’est alors que la douleur – mordante comme de la glace – se mit à croître, puis une corolle écarlate s’épanouit autour de la lame. En elle, la peur fit place à la rage. Il la prenait pour une proie facile, comme les autres, mais il se trompait sur son compte. Elle se souvint de sa jeunesse. Elle avait quatorze ans lorsque son ivrogne de père avait commencé à la visiter la nuit. Son haleine sentait le lait caillé quand il fourrageait à l’intérieur de son corps avec ses doigts boudinés et la blessait de ses ongles ébréchés. Elle se souvint de Laurent et de ses derniers mots. L’indignation bouillonnait en elle comme l’eau jaillissant d’une poche souterraine, l’indignation accumulée durant toute une vie où on l’avait raillée, dupée, brutalisée, maltraitée.

Forte de ses cent trente kilos, elle fonça en mugissant sur l’être malfaisant qui s’était introduit chez elle.

Et elle le saisit à bras-le-corps, le précipitant sur le sol sans le moindre effort, se servant simplement de son poids.

Thérèse aurait été fière de ce qu’elle avait accompli, elle la grosse truie, si l’homme ne l’avait abattue d’un coup de feu, une fraction de seconde avant que son corps ne s’écrase sur celui de son agresseur.

Trevor frémit de dégoût en écartant la masse de chair qui reposait inerte sur lui. La femme était à peine moins répugnante morte que vivante, se dit-il en replaçant dans son holster son pistolet muni d’un silencieux. Il sentit la chaleur du canon contre sa cuisse. Les deux trous qui rougissaient le front de la vieille lui faisaient comme une seconde paire d’yeux. Il tira le cadavre loin de la fenêtre. En y réfléchissant, il aurait dû la tuer tout de suite après être entré, mais comment aurait-il pu savoir qu’il aurait affaire à une maniaque pareille ? Son métier comportait une grande part d’imprévu. C’était justement pour cela qu’il l’aimait. On ne tombait jamais dans la routine ; il y avait toujours des surprises, de nouveaux défis à relever. Rien d’insurmontable pour lui, bien sûr. L’Architecte trouvait toujours des solutions.

« Mon Dieu », chuchota Anna. Les balles étaient passées à cinquante centimètres d’elle.

« Drôle de comité d’accueil. »

Mais où était caché le tireur ?

Les détonations continuaient à retentir à intervalles réguliers. Le bruit provenait de l’intérieur de l’appartement enténébré. Apparemment, l’homme tirait par la porte entrouverte, à travers l’espace compris entre le lourd battant d’acier et le chambranle.

Le cœur de Ben battait à tout rompre.

« Georges Chardin, lança-t-il, nous ne vous voulons aucun mal. Nous sommes venus vous aider – et pour vous demander votre aide, aussi ! Je vous en prie, écoutez-nous ! Écoutez-nous jusqu’au bout ! »

Des recoins sombres de l’appartement émana une sorte de grincement bizarre, un effroyable gémissement de terreur, sans doute involontaire, comme le cri d’un animal blessé retentissant au cœur de la nuit. Pourtant l’homme demeurait invisible, tapi dans l’obscurité. Quand ils entendirent le déclic d’une cartouche glissant dans la chambre d’un fusil, ils coururent chacun de son côté se poster aux deux extrémités du long couloir.

Une autre détonation ! Une pluie de plombs fusa par la porte ouverte, déchiquetant les boiseries du hall, creusant des crevasses dentelées dans les cloisons de plâtre. L’air était chargé de l’odeur piquante de la cordite. Le couloir avait pris l’aspect d’un champ de bataille.

« Écoutez ! cria Ben à son adversaire invisible. Vous voyez bien que nous ne répondons pas à vos coups de feu. Nous ne sommes pas là pour vous faire du mal ! » Il y eut une pause : l’homme replié à l’intérieur de l’appartement prêtait-il vraiment attention à leurs paroles ? « Nous sommes ici pour vous protéger contre Sigma ! »

Silence.

L’homme écoutait ! Sigma, le nom avait été lâché et il résonnait comme un mot de passe évoquant une conspiration enterrée depuis longtemps mais lui faisant néanmoins l’effet d’un coup de tonnerre.

Au même instant, Ben vit Anna agiter la main. Elle lui signifiait de rester où il était pendant qu’elle s’introduisait dans l’appartement de Chardin. Mais comment ? Son regard glissa vers une grande fenêtre au lourd châssis. Sans faire de bruit, elle l’ouvrit d’un coup de coude. Ben sentit l’air froid de la rue s’engouffrer dans le couloir et comprit avec horreur qu’elle allait sortir par là et progresser le long de l’étroite corniche jusqu’à une fenêtre donnant dans l’appartement du Français. C’était pure folie ! L’épouvante le saisit. Un coup de vent inopiné et ce serait la chute mortelle. Mais il était trop tard pour l’en dissuader ; elle avait déjà ouvert la vitre et se tenait en équilibre sur le rebord du toit. Dieu tout-puissant ! voulait-il hurler. Ne faites pas cela !

Une étrange et profonde voix de baryton finit par émerger des profondeurs de l’appartement :

« Alors comme ça, ils envoient un Américain, cette fois.

– Il n’y a pas de "ils", Chardin, répliqua Ben. Il n’y a que nous deux.

– Et qui êtes-vous ? répondit la voix empreinte de scepticisme.

– Nous sommes américains, oui, et nous avons besoin de votre aide pour… des raisons personnelles. Sigma a tué mon frère, comprenez-vous ? »

Un autre long silence s’ensuivit. Puis :

« Je ne suis pas si stupide. Vous voulez me faire sortir et ensuite vous me tomberez dessus, pour me prendre vivant. Eh bien, dites-vous que vous ne m’aurez jamais vivant !

– Si telle était notre intention, ce serait fait depuis longtemps. Je vous en prie, laissez-nous entrer, laissez-nous vous parler, rien qu’une minute. Rien ne vous empêche de nous tenir en joue pendant ce temps-là.

– Pour quelle raison voulez-vous me parler ?

– Nous avons besoin de vous pour les vaincre. »

Une pause. Puis, un éclat de rire moqueur, bref et acerbe.

« Vaincre Sigma ? Impossible ! Jusqu’à cet instant, je pensais que la seule échappatoire consistait à se cacher. Comment m’avez-vous trouvé ?

– Nous avons mené une enquête et je vous jure qu’il a fallu faire marcher ses méninges. Mais vous avez droit à ma plus grande admiration : je dois dire que vous êtes très doué pour effacer les traces. Sacrément doué. C’est difficile de renoncer à son patrimoine. Je comprends cela. Alors vous avez utilisé une fictio juris. Un intermédiaire. Quelle habilité ! Mais vous avez toujours été un brillant stratège. Ce n’est pas pour rien que vous êtes devenu le Directeur général du Département des Finances de Trianon. »

De nouveau, il y eut un long silence, suivi du raclement d’une chaise sur le plancher de l’appartement. Chardin comptait-il se montrer ? Avec appréhension, Ben regarda ce qui se passait de l’autre côté du couloir et vit Anna glisser avec précaution, un pied après l’autre, le long de la corniche tout en s’accrochant des deux mains au parapet. Ses cheveux volaient dans le vent. Puis elle disparut de son champ de vision.

Il devait distraire Chardin, l’empêcher de remarquer l’apparition d’Anna à sa fenêtre. Il fallait qu’il détourne l’attention de Chardin.

« Que voulez-vous de moi ? » fît la voix de Chardin. Son ton était plus posé, à présent. Il écoutait ; c’était une première étape.

« Monsieur Chardin, nous possédons des informations qui risquent fort de vous intéresser. Nous savons beaucoup de choses sur Sigma, sur les héritiers, la nouvelle génération qui a pris le contrôle de l’organisation. Notre seule façon de nous protéger – vous comme nous – c’est d’en savoir le plus possible.

– Contre eux, il n’y a pas de protection qui tienne, imbécile ! »

Ben haussa la voix.

« Bordel ! Autrefois, tout le monde vantait votre esprit rationnel. Si vous l’avez perdu, Chardin, c’est qu’ils ont déjà gagné, quoi qu’il advienne ! Vous rendez-vous compte à quel point vous êtes déraisonnable ? » Il se radoucit pour ajouter : « Si vous nous renvoyez, vous n’en finirez pas de vous demander ce que vous auriez pu apprendre. Ou peut-être n’aurez-vous jamais l’occasion… »

Soudain, on entendit un bruit de verre brisé à l’intérieur de l’appartement, immédiatement suivi d’un puissant fracas et d’un cliquetis.

Anna était-elle entrée saine et sauve chez Chardin ? Quelques secondes plus tard, sa voix retentit, forte et claire.

« J’ai son arme ! Et c’est lui qui est au bout du canon, à présent. » De toute évidence, elle parlait autant pour Chardin que pour Ben.

Ben s’avança à grands pas vers la porte ouverte et entra dans la pièce encore sombre. Il ne distinguait que des formes vagues ; au bout de quelques secondes, lorsque ses yeux se furent habitués à l’obscurité, il aperçut la silhouette d’Anna se profilant contre une épaisse tenture. Elle tenait l’arme à canon long.

Un homme vêtu d’une lourde et étrange tunique à capuchon, se leva lentement en vacillant. Il paraissait faible et fragile ; c’était bien un reclus.

Ben comprit aisément ce qui venait de se passer. Anna était apparue à la fenêtre et avait plongé sur le fusil pour le plaquer contre le sol ; l’homme avait dû être renversé par le choc.

Pendant quelques instants, tous trois gardèrent le silence. On entendait la respiration de Chardin – lourde, aussi laborieuse que celle d’un mourant – dont le visage disparaissait dans l’ombre de son capuchon.

Tout en surveillant Chardin pour s’assurer qu’il ne sortait pas une autre arme des plis de son habit monacal, Ben se mit en quête d’un interrupteur. Quand les lumières furent allumées, Chardin se détourna brusquement et fit face au mur. Que fabriquait-il ?

« Pas un geste ! hurla Anna.

– Servez-vous de votre fameuse puissance de raisonnement, Chardin, dit Ben.

– Si nous voulions vous tuer, vous seriez déjà mort. Ce n’est évidemment pas pour cela que nous sommes ici !

– Tournez-vous vers nous », ordonna Anna.

Chardin resta silencieux quelques secondes.

« Prenez garde à ce que vous me demandez, fit-il d’une voix grinçante.

Tout de suite, bon sang ! »

Bougeant comme dans un film défilant au ralenti, Chardin s’exécuta. Lorsque Ben parvint à analyser ce qu’il avait devant les yeux, son estomac se souleva et il faillit vomir. Anna ne put dissimuler un hoquet de stupéfaction. On ne pouvait imaginer vision plus horrible.

Ils étaient en train de contempler une masse informe de tissus sillonnés de cicatrices séparant des zones de textures variées. Sur certaines de ces zones, la chair semblait découpée, presque festonnée ; sur d’autres, elle était lisse et brillante, comme laquée ou couverte d’une pellicule de plastique. Les vaisseaux capillaires apparaissant à fleur de peau donnaient à la forme ovale qui jadis avait été un visage une teinte rouge colérique, sanguine, mouchetée de varicosités formant des boucles violacées. Ses yeux gris, au regard fixe et vitreux, semblaient étonnamment déplacés – deux grosses billes abandonnées sur le bitume luisant par un enfant négligent.

Ben détourna le regard, puis se força à le contempler de nouveau. D’autres détails lui apparurent. Enchâssés dans un renflement horriblement plissé s’ouvraient deux orifices nasaux. Les narines auraient dû se trouver plus bas. En dessous, il découvrit une bouche semblable à une balafre, une plaie dans une plaie.

« Oh, Dieu du ciel. » Ben articula ces mots dans un souffle.

« Vous êtes surpris ? » demanda Chardin. On avait du mal à savoir si ses paroles sortaient effectivement de l’orifice torturé qui lui servait de bouche. Il était comme la marionnette d’un ventriloque fou et sadique. Un rire pareil à une toux.

« Les rapports concernant ma mort étaient exacts, à un détail près : ma mort elle-même. "Rendu méconnaissable par le feu" – oui, c’était le cas. J’aurais dû périr dans le brasier. Souvent je me dis que ç’aurait été préférable. Ma survie n’est qu’un monstrueux accident. Une énormité. Un être humain ne peut connaître pire destin.

– Ils ont tenté de vous tuer, murmura Anna. Et ils ont échoué.

– Oh non. Je pense qu’à de nombreux égards, ils y sont parvenus », répliqua Chardin. La grimace qu’il esquissa alors fit tressauter un muscle rouge foncé cerclant l’une de ses orbites. Le simple fait de parler lui causait d’atroces douleurs. On sentait qu’il s’appliquait pour qu’on le comprenne mais certaines consonnes demeuraient confuses.

« L’un de mes proches amis soupçonnait quelque chose ; selon lui, on prévoyait de m’éliminer. Ils avaient déjà commencé à se débarrasser des angeli ribelli. Il voulut me rejoindre dans ma maison de campagne – mais trop tard. Elle n’était plus que cendres, charbon de bois et ruines carbonisées. Quant à mon corps, du moins ce qu’il en restait, il était de la même couleur que le reste. Mon ami eut l’idée de me prendre le pouls. Il me conduisit dans un petit hôpital, à trente kilomètres de là, leur raconta une fable sur une lampe au kérosène mal réglée et leur fournit une fausse identité. Il était malin. Il savait que si mes ennemis apprenaient que j’avais survécu, ils feraient une autre tentative. J’ai passé des mois dans cette petite clinique. J’étais brûlé à plus de quatre-vingt-quinze pour cent.

On croyait que je ne survivrais pas. » Il parlait de manière hachée mais comme sous hypnose, récitant un conte que personne n’avait jamais entendu. Ensuite, visiblement épuisé, il s’assit sur un siège de bois à haut dossier.

« Mais vous avez survécu, dit Ben.

– Je n’ai pas eu la force d’arrêter de respirer », fit Chardin. Il se ménagea une nouvelle pause, le souvenir des douleurs anciennes ravivant ses souffrances présentes.

« Ils voulaient me transférer dans un grand hôpital, mais bien sûr, je n’ai pas accepté. Mon cas était désespéré de toute façon. Pouvez-vous imaginer ce qu’on ressent lorsque la conscience n’est plus que la conscience de la douleur ?

– Et pourtant, vous avez survécu, répéta Ben.

– Ce que j’ai enduré dépassait tout ce que notre espèce est capable d’endurer. Les pansements représentaient une torture inimaginable. Moi-même j’étais incapable de supporter la puanteur de mes chairs nécrosées et souvent, les garçons de salle avaient des haut-le-cœur quand ils entraient dans ma chambre. Puis, lorsque ma peau se couvrit de granulations, une nouvelle épreuve commença pour moi – les contractures. Les cicatrices rétrécissaient, exacerbant la douleur. Aujourd’hui encore, je souffre constamment. Jamais au cours de ma vie antérieure – quand j’avais une vie -, je n’ai souffert de manière aussi intense. Vous ne pouvez pas me regarder, n’est-ce pas ? Personne ne le peut. Mais rassurez-vous, moi non plus. »

Anna prit la parole, bien consciente qu’il fallait rétablir le contact entre cet homme et ses semblables.

« La force que vous avez dû avoir – c’est extraordinaire. Aucun manuel de médecine ne pourra jamais élucider ce mystère. L’instinct de survie. Vous avez émergé de ce brasier. Vous en êtes sorti. Quelque chose en vous luttait pour survivre. C’était sûrement pour une raison précise ! »

Chardin lui répondit d’une voix posée.

« Un jour, on a posé cette question à un poète : "Si ta maison était en feu, que sauverais-tu ? " Et il a dit : "Je sauverais le feu. Sans feu, rien n’est possible. " » Son rire éclata en un grondement sourd, surprenant.

« Après tout, le feu est indispensable à la civilisation : mais il peut tout aussi bien se transformer en instrument de barbarie. »

Après avoir enlevé la dernière cartouche, Anna rendit son fusil à Chardin.

« Nous avons besoin de votre aide, dit-elle d’un ton pressant.

– Ai-je l’air d’un homme en position d’aider qui que ce soit ? Je ne suis même pas capable de m’aider moi-même.

– Si vous voulez que vos ennemis paient pour ce qu’ils vous ont fait, nous représentons sans doute votre meilleur atout, dit Ben d’une voix morne.

– Je n’entretiens aucun désir de vengeance. Ce n’est pas la rage qui m’a permis de survivre. » Il sortit un petit atomiseur en plastique des plis de sa tunique et s’aspergea les yeux.

« Pendant des années, vous avez dirigé un grand trust pétrochimique, nommé Trianon », répliqua Ben. Il fallait qu’il montre à Chardin qu’ils avaient élucidé le début du mystère, il avait besoin de l’ enrôler dans leur quête.

« Un chevalier d’industrie, c’est cela que vous étiez. Le bras droit d’Émile Ménard, le cerveau à l’origine de la restructuration de Trianon, dans les années 50. Ménard faisait partie des fondateurs de Sigma. À un moment ou à un autre, vous avez bien dû entrer vous aussi dans l’équipe dirigeante.

– Sigma, répéta-t-il d’une voix chevrotante. Là où tout commence.

– Et je ne doute pas que vos talents de comptable aient grandement contribué à l’immense opération qui consistait à subtiliser les biens du Troisième Reich.

– Hein ? Vous pensez vraiment que c’était cela le grand projet ? Ce n’était rien, une broutille. Le grand projet… le grand projet… » Sa voix s’éteignit, puis : « Le grand projet n’avait rien à voir avec cela. Mais vous seriez bien incapable de comprendre.

– Je peux toujours essayer, dit Ben.

– Vous attendez de moi que je divulgue des secrets que j’ai passé ma vie à protéger ?

– Vous le disiez vous-même : quelle vie ? » Ben fît un pas vers Chardin. Il voulait capter son regard, malgré sa répugnance. « Que vous reste-t-il à perdre ?

– Enfin, vous parlez franchement », lança Chardin d’une voix douce. Ses yeux sans paupières semblèrent tourner dans leurs orbites et se fixer sur ceux de Ben.

Il garda le silence un long moment. Puis il se mit à parler, lentement, comme sous hypnose.

« L’histoire commence avant moi et continuera, sans doute, après moi. Mais elle trouve son origine dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, quand un consortium formé par plusieurs des plus puissants industriels mondiaux se rassembla à Zurich pour décider de l’orientation à donner au monde de l’après-guerre. »

Ben brandit la vieille photo devant les terribles yeux de Chardin.

« C’étaient des hommes en colère, poursuivit-il, qui avaient appris ce que Franklin Roosevelt manigançait – il comptait annoncer à Staline qu’il ne s’opposerait pas à l’accaparement par les Soviétiques d’une partie de l’Europe. C’est d’ailleurs ce qu’il fit avant sa mort, en cédant la moitié de l’Europe aux communistes ! Immonde trahison ! Ces hommes d’affaires se savaient incapables de faire capoter le scandaleux marché de Yalta. Aussi constituèrent-ils une Corporation censée servir de tête de pont et destinée à récolter d’énormes sommes d’argent pour combattre le communisme et renforcer la domination de l’Occident. Une nouvelle guerre mondiale venait de commencer. »

À la fois fasciné et sidéré par les paroles de Chardin, Ben regarda Anna puis fixa un point dans l’espace.

« Ces maîtres du système capitaliste prévoyaient à juste titre que les peuples d’Europe, aigris, écœurés par le fascisme, se tourneraient vers la gauche. Suivant un réflexe bien compréhensible. Leurs pays avaient été pilonnés, anéantis par les nazis et sans un apport massif de capitaux, intervenant aux bons moments, le socialisme n’allait pas tarder à s’implanter. D’abord l’Europe et ensuite le monde. Ces grands patrons s’estimaient investis d’une mission : préserver, renforcer l’État industriel. Pour l’accomplir, il fallait étouffer toutes les oppositions. Leurs craintes étaient-elles excessives ? Pas tant que cela. Ils savaient comment fonctionne le pendule de l’histoire. Et, d’après eux, si jamais un régime socialiste faisait suite à un régime fasciste, ils risquaient fort de perdre le marché européen.

« C’est par simple prudence qu’ils ont enrôlé certains grands dignitaires nazis qui, ayant compris d’où venait le vent, souhaitaient lutter contre le stalinisme. Et dès que l’organisation eut établi ses fondations, aussi bien politiques que financières, elle se mit à œuvrer dans l’ombre. Orientant les événements mondiaux, finançant des partis politiques. Comme un marionnettiste fait vivre ses poupées, bien caché derrière son rideau de scène. Ils ont réussi leur coup, et au-delà de toute espérance ! Leur argent, judicieusement employé, a permis l’éclosion de la Quatrième République du général de Gaulle, a maintenu en place le régime de Franco. Dans les années qui suivirent, les généraux furent placés aux commandes de la Grèce, ce qui sonna le glas du gouvernement de gauche démocratiquement élu. En Italie, l’Opération Gladio organisa une grossière campagne de subversion destinée à déjouer les ambitions des hommes politiques de gauche. On avait même élaboré des plans censés permettre à la police paramilitaire, les carabinieri, de s’emparer des stations de radio et de télévision, en cas de nécessité. Nous avions rassemblé un nombre incroyable de dossiers sur des politiciens, des syndicalistes, des prêtres. Zurich soutenait en secret tous les partis d’extrême-droite, afin de redorer le blason des conservateurs qui finirent par passer pour des modérés en comparaison. On truquait les élections, on versait des pots-de-vin, on assassinait des dirigeants de gauche – tout cela à partir de Zurich sans que jamais rien ne filtre. On arrosait des hommes politiques, tels que le sénateur Joseph McCarthy. Des coups d’État furent financés en Europe, en Afrique et en Asie. À gauche, des groupes extrémistes furent créés de toutes pièces pour servir d’agents provocateurs et monter les masses populaires contre la cause qu’ils feignaient de soutenir.

« Cette cabale imaginée par des industriels et des banquiers avait pour objectif de veiller à ce que le monde entier soit un havre pour le capitalisme. Votre président Eisenhower qui avait vu venir avec inquiétude la montée du complexe militaro-industriel, n’avait aperçu que la partie émergée de l’iceberg. En réalité, l’histoire du siècle dernier a été écrite en majeure partie par les hommes de Zurich et leurs successeurs.

Bon sang ! l’interrompit Ben. Vous parlez de…

– Oui, dit Chardin, en hochant sa hideuse tête sans visage. Leur cabale a donné naissance à la Guerre froide. C’est leur œuvre. Ou peut-être devrais-je dire notre œuvre. Vous commencez à comprendre, à présent ? »

Les doigts prestes de Trevor ouvrirent la valise et assemblèrent la carabine calibre. 50, une version du BMG AR-15 fabriquée sur mesure. Selon lui, c’était une pure merveille, une arme réservée aux tireurs d’élite. Elle avait assez peu de parties amovibles et une portée dépassant les sept cent quarante mètres. À une distance plus réduite, elle possédait une étonnante capacité de pénétration : elle pouvait traverser une plaque d’acier de huit centimètres, transpercer une automobile de part en part ou démolir un coin d’immeuble. Elle trouait le mortier comme une motte de beurre. La balle filait à plus de neuf cents mètres à la seconde. Posée sur un bipied et équipée d’une lunette Leupold Vari-X à image thermique, la carabine aurait la précision dont il avait besoin. Il sourit en installant l’arme. Ils ne s’étaient pas fichus de lui en lui fournissant ce matériel.

En plus, sa cible était juste de l’autre côté de la rue.

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